Il s’agit de toiletter une vieille question - celle du financement du
terrorisme -, qu’il faut aujourd’hui doubler d’un constat nécessaire :
celui de nouvelles évolutions et de nouveaux enjeux !
Depuis
qu’elle se pose de manière récurrente, la question a bougé, s’est
reconfigurée et, peut-être, même a-t-elle disparu, du moins, dans sa
formulation classique. Etudiant de Michel Foucault, je me souviens de
son insistance répétée à nous dire : d’où parlez-vous, lorsque vous
abordez une problématique - qui, la plupart du temps - a toujours déjà
commencé…
En l’occurrence, nous sommes quelques-uns en Europe, à
avoir essayer de comprendre ce qui s’est joué en Algérie entre 1988 et
1998, la « décennie sanglante », qui a fait quelque 200 000 morts.
Et
on ne répétera jamais assez que cette guerre civile algérienne a été le
laboratoire de l’Islam radicalisé ou du moins des factions qui - à
l’époque - s’en sont revendiqué ; laboratoire en termes de discours, de
modes opérationnels et moyens de financement.
A l’époque - au
début des années 1990 - avec mon équipe de la Télévision suisse romande
(TSR) - on voyait des mallettes d’argent liquide quitter Genève et
Lugano, en Suisse Italienne, en direction des maquis algériens des GIA
(Groupes islamiques armés) et d’autres factions armées.
On a
décidé d’en suivre quelques-unes pour différencier - déjà - trois
niveaux : un financement par le haut partant de banques, de sociétés
fiduciaires et d’ONGs ayant pignon sur rue.
Un financement par
le bas, émanant de collectes effectuées dans certains lieux de cultes et
organisations dites culturelles ou caritatives derrière lesquelles on
retombait invariablement sur la Confrérie des Frères musulmans.
Un troisième mode de financement impliquait déjà l’interface petite/moyenne délinquance et violence armée.
L’amont et l’aval
A
la suite de l’attentat de Louxor, en novembre 1997, une soixantaine de
touristes occidentaux dont 35 ressortissants suisses sont assassinés sur
les marches du temple d’Hadchepsout dans la vallée des rois. L’enquête
finira par aboutir à l’implication d’une société financière du nom
d’At-Taqwa (la piété), devanture de l’une des banques des Frères
musulmans installée à Lugano et à Nassau au Bahamas (Etats-Unis).
Et
lorsqu’à l’époque, on demandait à Madame Carla del Ponte - qui était à
ce moment-là Procureure de la Confédération helvétique - si elle allait
ouvrir une instruction contre cette société… elle nous répondait un peu
gênée et hors caméra bien-sûr : « mais vous êtes fou, mon boulot n’est
pas de détruire la place bancaire helvétique, parce que si je fais cela
des milliards de dollars quitteront immédiatement Lugano, Genève et
Zurich dans l’heure qui suit… »
Quelques temps après,
interviewant feu Georges Kardouche - paix à son âme - qui était le
président de l’Association des banquiers arabes de Londres, celui-ci
nous disait : « si vous voulez comprendre quelque chose à l’organisation
et la structuration des organisations armées de l’Islam radical… suivez
l’argent, mais méfiez-vous parce que l’argent, c’est comme l’eau, ça
coule où ça peut… et souvent ça se perd dans les sables ! »
Du
début des années 1990 et jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, on a
vu monter en puissance une menace terroriste émanant de l’Islam radical
sunnite, directement attribuable à la mouvance d’Oussama Ben Laden à
partir de 1998. Et d’ores et déjà, on pouvait tirer quelques conclusions
qui sont toujours, plus ou moins pertinentes.
Le financement du
terrorisme à proprement parler, c’est-à-dire de la phase opérationnelle,
du passage à l’acte n’est pas vraiment la question : les attentats du
11 septembre 2001 ont coûté moins de 500 000 dollars, celui de Louxor,
le prix de quelques Kalashnikov et hachoirs. Les budgets des attentats
plus récents survenus en France, en Grande Bretagne, en Suède ou en
Allemagne sont eux-aussi parfaitement dérisoires !
De fait, la
question du financement du terrorisme se recompose essentiellement en
deux corollaires : le financement « en amont » et le financement « en
aval ».
Avec le financement en amont, on touche à des sommes
autrement plus conséquentes parce qu’elles concernent le recrutement,
l’endoctrinement et la formation des activistes avant le passage à
l’acte. Par conséquent, on entre ici plus précisément dans le
financement de la production d’idéologies radicales, d’un enseignement à
partir d’écoles, d’instances de formation, de production de
discours (écrits, sonores, mis en images et numérisés), de diffusion et de distribution.
Avec
le financement en aval, nous touchons au service après-vente - après le
passage à l’acte - à la prise en charge des familles et des proches,
dans le cas particulier des attentats suicides -, d’opérations de
chirurgie plastique effectuées au Brésil ou au Liban, lorsque les
survivants doivent changer de visage, d’identité et d’adresse. Et là, on
touche aussi à une économie générale de recyclage qui nécessite des
moyens importants.
Un financement territorialisé
En
effet, à partir des années 2012/13/14, l’émergence de Dae’ch –
Organisation Etat islamique – modifie quelque peu la donne avec une
entité terroriste qui dispose d’un support territorial.
C’est-à-dire
qu’aux rationalités de financement en amont et en aval, s’ajoute un
financement endogène, territorialisé qui recourt aux trafics de pétrole
brut, de coton et d’antiquité. S’ajoute – à la marge - l’impôt islamique
circonstancié qu’on prélève sur des populations passablement
insolvables, sinon exsangues…
Momentanément vaincu en Irak et en
Syrie, Daech va vraisemblablement se redéployer au Caucase, dans le
Xynkiang chinois, dans la bande sahélo-saharienne - des côtes de
Mauritanie, jusqu’à la Corne de l’Afrique déjà passablement affecté par
un « terrorisme de razzia » qui rapporte beaucoup d’argent. Daech se
reconfigurera aussi en Europe et dans d’autres pays occidentaux et
d’Asie centrale.
Plus récemment, la mise en examen de deux cadres
du cimentier français Lafarge illustre une nouvelle ruse du financement
du terrorisme. On pourrait en dire tout autant de certains aspects de
la « diplomatie économique » chère à l’ancien ministre français des
Affaires étrangères Laurent Fabius, notamment lorsqu’on étudie certains
contrats signés avec l’Arabie saoudite pour ne citer que cette grande
démocratie !
Ces différents rappels m’amenaient à écrire - dans
un petit livre qui date de l’année dernière - Terrorisme face cachée de
la mondialisation -, après une trentaine d’années d’enquêtes, de
recherches et de reportages de terrain sur la question, que le
terrorisme et ses financements s’étaient quelque peu banalisés et
normalisés, allant jusqu’à disparaître dans les rouages normaux et
normés de la mondialisation économique, commerciale et financière !
Dans
un essai fulgurant qui date de 1957 - La Part maudite - Georges
Bataille, étudiant les sociétés pré-colombiennes, explique que tout
phénomène d’expansion économique détient sa face d’ombre, son revers
nécessitant un incompressible gaspillage qu’il appelle la « consumation
». Et lorsqu’on étudie précisément les logiques financières du
terrorisme, comme celles du contre-terrorisme, force est de reconnaître
qu’on est bien en présence d’autant d’économies politiques dont les
mécanismes se généralisent et se normalisent par, grâce et à travers à
une part de consumation… donc de destruction et de crimes !
Dans
cette perspective, le terrorisme et ses financements ne doivent plus
être analysés comme des pathologies, des moments extraordinaires de
crise, de surchauffe ou de fièvre passagère, mais bien comme de
nouvelles logiques normales, normatives et globales.
Pour ne pas
conclure, arrêtons-nous deux secondes sur les dernières révélations des
Panama-Papers et Paradise-Papers avec à la clef un scoop mondial :
l’argent du crime organisé et du terrorisme transite par … des places
off-shore !!! Merveilleuse découverte !
Extraordinaire révélation
! Mais lorsque vous osez rappeler que la majorité de celles-ci se
trouvent sous pavillons britanniques ou américains, vous passez pour le
dernier des mal-pensants…
En fait, il se peut que notre modeste discussion repose sur une vraie fausse question ou sur une fausse vraie question.
Une essence disparaissante
En définitive, le financement du terrorisme, c’est comme l’esprit de Hegel.
A
la fin de son introduction à La Phénoménologie de l’esprit, le
philosophe d’Iéna écrit de l’esprit qu’il est « une essence
disparaissante », c’est-à-dire une substance qui se dilue et finit par
disparaître, absorbée par la vie quotidienne des hommes enfin libérés
des obligations de la substance et de la reproduction.
Des maquis
algériens aux attentats de Paris, de Londres et d’ailleurs, des
versements de Lafarge à des groupes armés à l’exonération fiscale des
opérations immobilières des princes du Qatar, le financement du
terrorisme est certainement devenu l’essence disparaissante de notre
modernité mondialisée.
Pour faire avancer le débat et la
compréhension, disons que le lien entre le djihadisme et le wahhabisme
est avéré depuis plus de deux siècles - à quatre
reprises depuis
l’expédition Bonaparte en 1798 - avec cette constante que la tribu des
Saoud instrumentalise régulièrement le salafisme violent au service de
ses intérêts mais échoue systématiquement à en contrôler les
développements et effets pervers et ne trouve son salut que dans
l’intervention armée de puissances étrangères, en général non arabes et
non musulmanes, qui doivent ensuite supporter le poids militaire et
financier de cette intervention, la responsabilité morale et la
culpabilité de ses conséquences, le soupçon sans cesse recommencé de
mener une croisade contre l’Islam.
Alors, on peut faire semblant
de regarder ailleurs pour des raisons d’opportunité économique ou
diplomatique comme on l’a fait pendant des années pour le Qatar. Je n’ai
pas à en juger, c’est le problème de nos dirigeants élus. Mais il
serait dangereux d’ignorer ou de nier le phénomène. Et il serait
totalement vain dans ces conditions de prétendre inventer des
martingales infaillibles pour neutraliser la violence djihadiste - et
surtout ce qui y conduit- en ne s’attaquant même pas à ses véritables
financements que l’on ne veut pas voir.
Dernière précision, en
août dernier, devant la conférence des ambassadeurs de France, le
président de la République a annoncé la tenue à Paris d’une conférence
internationale consacrée au « financement du terrorisme ».
Cette
conférence devrait réunir une cinquantaine de pays le 26 avril prochain à
Paris. Pour l’instant - et compte tenu des dernières évolutions de la
guerre en Syrie – la tenue de cette conférence n’est toujours pas
confirmée !